LES BOUQUETS
J’ai offert un jour un bouquet à Theodoor Kooijman. L’occasion ou le prétexte en était ordinaire, régulier : c’était son anniversaire. Ou extraordinaire, c’est selon, puisque le compte ce jour-là était rond et que s’amorçait alors pour lui une nouvelle décennie. Je l’ai fait naïvement, sans autre intention que de faire plaisir ou faire signe. Je n’imaginais aucune conséquence, sinon celle d’un bref étonnement, d’un agacement peut-être lorsqu’il entendrait ce matin-là sa sonnette tinter à une heure indue ou précoce, lorsqu’il ouvrirait sa porte au livreur. Je me trompais lourdement.
« Vous allez voir. » L’expression est curieuse. Plus qu’une promesse, c’est semble-t-il un avertissement, une semonce qu’elle fait le plus souvent résonner, et l’ombre d’une menace s’y profile parfois. Offrez un bouquet à un peintre et vous allez voir. Faites-le et vous verrez bien. Mais quoi ? Quel spectacle que vous n’aviez nullement présagé ni voulu ? Le branle de quelle machinerie, l’enclenchement de quels rouages, de quels ressorts insoupçonnés mais aussitôt avertis, alertés ? Qui eût dit que le simple dépôt d’une brassée de fleurs irait introduire une perturbation dans son Umwelt de couleurs et de formes, y ferait battre le signal d’une catastrophe, si la catastrophe, comme dit le grec, est un coup de théâtre ?
Un bouquet, le peintre tourne autour et s’interroge. Or, la question qu’il se pose ou qui l’assaille, ce n’est pas de savoir ce qu’il voit, question transitive banale qui nous vient en premier à l’esprit quand on n’est pas peintre. Ça remonte immédiatement bien plus haut, loin en-deçà de cette élémentaire question de l’objet. Lui, le peintre, se fiche de comprendre si ce sont des pivoines (pourtant sa fleur préférée) ou des roses, s’il y en a cinq ou dix-sept ou même, allez savoir, un nombre pair au mépris de toute convention. Devant le bouquet, roses ou pivoines, treize fleurs ou trois fois vingt, Theodoor Kooijman se demande s’il voit, s’il n’a pas la berlue. Comme chaque matin quand il s’éveille et que ses yeux s’ouvrent sur le monde ou sur ce qui, du monde, constitue le visible et son champ d’expérience, son parti pris.
L’innocent bouquet est à peine reçu qu’il se trouve emporté ainsi dans un régime d’affolement qui est tout ensemble le bonheur et le tourment du peintre. Une inquiétude foncière, matinale ou originelle serait-on peut-être tenté de dire, réclame que le monde soit réassujetti chaque jour à une saisie, à un recueillement phénoménologique qui en rétablit posément – sans tapage ni grandiloquence, sans visée symbolique ni portée sociale – l’harmonie première, détruite par la nuit. Si Theodoor Kooijman a pu, face au bouquet, voir défiler à toute vitesse l’infini cortège des bouquets de l’histoire de la peinture, s’arrêter furtivement à celui qu’apporte la servante de l’Olympia de Manet ou se demander si les fleurs des natures mortes de Morandi (qu’il lui arrive de copier, comme il le fait aussi de Vermeer, Greco ou Mondrian) sont des roses, c’est à un réagencement du visible que le coup de sonnette intempestif du livreur l’aura une fois de plus engagé, en redoublant ce lundi-là l’injonction que lui fait quotidiennement la lumière.
Les œuvres de Theodoor Kooijman, peintures, gravures, dessins, collages et objets, nous font voir ce geste jour après jour recommencé de création et de recréation du monde, cette patience et cette dépense sans compter, par tâtonnements et reprises, variations, cycles et séries, avec ces toujours mêmes « choses muettes » dont Poussin disait faire profession et que jamais le peintre ne se lasse de représenter encore et sans fin. Il y a quelque chose de mythique à constater que ces quelques trois ou quatre accessoires de si modeste apparence – tel vase, tel tapis, telle coupe de fruits –, ce même petit ruisseau de rien que borde une végétation d’année en année plus luxuriante soient devenus, comme à Sisyphe son rocher, les emblèmes et les loyaux témoins de cette astreinte consentie dans la joie : le visible étreint, fermement empoigné ou saisi certains jours, à peine touché, caressé ou recueilli à d’autres moments.
Nul mieux que le peintre ne comprend la peinture. Le geste fascinant de la copie l’atteste, l’hybris du faussaire aussi. « Mais comme Elstir Chardin, on ne peut refaire ce qu’on aime qu’en le renonçant », observait Proust. Longue serait à coup sûr la liste de ceux, anciens, modernes et contemporains, que Theodoor Kooijman aime (au reste, il faut dire en passant que Theo Kooijman aime est le titre d’un court texte filé où, déroulant le catalogue partiel de ses affections, il s’emploie à composer un éventuel autoportrait), nombreux sont ceux dont le modèle ou les œuvres ont pu façonner ou infléchir son regard de peintre. Il ne saurait en être autrement, puisque l’affaire est en somme entendue : nous sommes des tard venus. Mais si le peintre le sait, jamais il n’y a aperçu le moindre malheur, encore moins un destin : ne s’étant guère soucié de refaire, Theodoor Kooijman n’a dû renoncer, renier personne. Résultat : sa peinture est peuplée. Ce qu’on pourrait dire autrement : sa peinture est instruite, elle est prévenue. Au spectateur ne reste alors qu’à faire avec, qu’à tâcher, grâce à la peinture, d’y voir un peu plus clair sur son propre commerce avec le visible et le monde, dans l’alternance des jours et des nuits, sur son propre effort pour les faire tenir ensemble.
Un jour qu’il revenait d’un séjour à la campagne, Theodoor Kooijman s’est arrêté à la lisière d’un champ pour cueillir un bouquet de tournesols qu’il a ramené chez lui, avec l’intention de s’essayer à les peindre, d’en faire un tableau ou, comme souvent chez lui, une suite de tableaux. Ces toiles, je les ai vues dans son atelier, mais retournées contre le mur. Elles faisaient grise mine et ne voulaient rien montrer si ce n’est la morne grimace de leur envers grenu. Le peintre n’y tenait pas non plus, qui les disait ratées. Dans une lettre adressée de Saint-Rémy-de-Provence le 26 novembre 1899 à son ami Émile Bernard, Vincent Van Gogh évoquait un lancinant embarras : « As-tu vu une étude de moi avec un petit faucheur ? Un champ de blé jaune et un soleil jaune. Ça n’y est pas – et pour- tant là-dedans j’ai encore attaqué cette diable de question du jaune. » L’importance du « encore », à la Beckett. Échouer encore, échouer mieux. La peinture, comme toute œuvre de pensée, est cette endurance.
Jean Torrent